mardi 12 décembre 2017

Une créature élastique


Bernard Plossu via Pop9



– C'était impressionnant, je ne sais pas combien ils étaient. Qu'est-ce que je regrette de ne pas avoir pu y aller, franchement…
– Moi, pareil, j'pouvais pas fermer la boutique… Mais on a regardé ça à la télé.
– Ouais, moi aussi. C'était quelque chose quand ils chantaient tous en chœur… 
– Ce qui m'étonne, c'est qu'on ait pas vu Sylvie. Tu l'as vue, toi ?
–  Ah, c'est vrai. J'ai pas l'impression…
– Elle avait peut-être trop d'émotion.
– Tu sais, c'est des êtres humains, comme toi et moi.
– Lui, c'était un géant, le dernier des géants ! Y a eu Brel, Piaf, Brassens, et Johnny. Quelque chose vient de prendre fin. On n'avait pas vu ça depuis Victor Hugo, ils ont dit.
– Qu'est-ce qu'il y a ? Vous n'êtes pas d'accord ?
– Moi ?
– Oui, toi. 
– On t'a vu secouer la tête, là, faire la grimace…
– Je ne sais pas. Je n'ai pas bien suivi…
– T'es pas d'ici ?
– Si, si. 
– C'est la première fois que je te vois dans les parages.
– Ah… Pourtant, il m'est déjà arrivé de venir boire des coups ici…
– Je t'ai jamais vu.
– Quelle importance…
– Ça t'intéresse pas ce qu'on raconte ? T'es pas touché ?
– Oui et non. Je ne suis pas beaucoup l'actualité, en fait, je m'en fous un peu. Une autre, s'il vous plaît.
– Vous avez entendu les gars, ils se fout de ce qu'on raconte ! Il se fout  de Johnny ! Il est pas bouleversé...
– Je n'ai pas la télé, ne lis pas les journaux. Je me fous du spectacle de l'actu. C'est ce que je voulais dire. De manière générale, j'évite les infos, la propagande, tout ça…
– On parle pas propagande, là…
– Ça ne m'intéresse pas, tout ce battage, désolé, je n'ai rien suivi…
– De quel battage tu parles, ducon ? La mort de Johnny, c'est du battage ?
– Ecoutez, il ne m'a pas intéressé de son vivant, il ne m'intéresse pas plus maintenant qu'il a passé l'arme à gauche. Je peux avoir une autre bière, s'il vous plaît ?
– T'es du genre au-dessus de la mêlée, toi, c'est ça ?
– Je ne pense pas. Plutôt au-dessous, là où l'on prend les coups. Ou à côté, si vous voulez, pour tenter de les esquiver.
– Ouais, t'es un malin. Le genre intello, avec ton bouquin dans la poche.
– Des mecs comme toi, on n'en veut pas ici.
– Vous vous trompez. Quand j'étais môme, j'écoutais Johnny moi aussi. 
– Toi ?! Ça m'ferait bien chier.
– Ce serait une bonne nouvelle.
– Quoi donc ?
– C'est important d'avoir un bon transit.
– C'est un rigolo, on va lui régler son compte…
– Tu sais qu'on pourrait te pêter la gueule, là, tout de suite ?
– Certainement. 
– Finis ta bière et tire-toi. Va fréquenter les bars à bobos dans ton genre. 
– Vous vous trompez, je vous dis.
– Comment ça, je me trompe ?
– Je peux vous poser une question ?
– Essaie toujours…
– C'est quoi, votre boulot ?
– Dans l'informatique.
– Et vos parents, ils faisaient quoi ?
–  C'étaient des employés de bureau.
Pourquoi, qu'est-ce que ça peut te foutre ? Tu veux nous donner des leçons ?
– Pas du tout. C'est pour vous dire pourquoi vous vous trompez. Figurez-vous que je viens d'un milieu bien plus misérable que le vôtre. 
– Qu'est-ce que tu racontes ?! Tu vas nous faire ta Cosette ?
– Oui, on y revient. Aussi étrange que ça puisse vous paraître, j'ai justement été élevé dans ce qu'on appelle un milieu populaire. La seule musique que je connaissais, c'étaient les variétés. La seule littérature, les bandes dessinées publiées dans France Soir qu'achetait mon père tous les jours avant de prendre le métro pour aller bosser. J'ai grandi en écoutant du rock et de la variétoche…
– …T'as fini, là ?
– Je l'entame à peine.
– Je parle de tes salades, pas de ta bière… Pourquoi tu te balades avec un bouquin dans la poche si c'est pas pour impressionner ton monde ?
– A cause de la pluie.
– Quand il pleut, tu lis, toi ? Et quand il neige, tu fais quoi, tu danses ?
– En sortant de chez moi, il tombait des cordes. J'ai décidé de laisser le scooter à la maison et prendre le bus. Et avant de partir, j'ai chopé le premier livre qui traînait sur le bureau. Oh, et puis vous m'ennuyez, pourquoi devrais-je me justifier ?!
– Fais voir. Le Studio de l'inutilité ? Ah, ah, ah… Ça parle des gens de ton espèce ?
– Oui, l'espèce humaine, en général. Attendez, justement, je lisais ça, à l'instant, dans le bus… 
– Tu vas me faire la lecture, c'est ça ? Tu te prends pour qui ?
– C'est vrai. Je ne sais pas ce qui me prend. Si vous voulez bien, vous aussi, me foutre la paix, je vous en serais reconnaissant.
– Vas-y, lis-moi ton truc, que je vois si je t'arrange le portrait ou pas…
L'homme est une créature si élastique que l'on peut parfaitement concevoir qu'un jour, tout citoyen respectable trouvera normal de se promener à quatre pattes en arborant une queue de plumes bariolées pour marquer son allégeance à l'ordre établi. 
– C'est du grand n'importe quoi.
– Non, je crois que j'ai compris. Mais pourquoi tu me lis ça ?
– Comme ça. Je viens de découvrir ce poète polonais grâce à ce livre de Simon Leys et je me souviens à l'instant de cette phrase lue il y a quelques minutes…
– Et pourquoi justement cette phrase ?
– Peut-être parce que je sors d'un enterrement, justement.
– Pas celui de Johnny, si j'ai bien compris.
– Non. J'ai accompagné ma mère à l'enterrement d'un de ses anciens employeurs.
– Elle faisait quoi, ta mère ?
– Femme de ménage. Lui, c'était un médecin d'ici, de Vincennes. Nous, nous habitions la ville d'à côté, Montreuil – dortoir ouvrier quand j'étais môme, rien à voir avec la ville bobo que c'est devenu. C'est drôle, j'ai retrouvé la honte de mon milieu dans cette église remplie de membres de la famille, d'amis, de connaissances, la plupart de bons bourgeois, des notables d'ici. J'avais honte d'être là. D'être avec ma mère, l'employée de maison. On se tenait à part. Je n'avais qu'une envie, fuir. J'étais en colère quand la veille, elle m'a confié se sentir coupable de ne pas avoir rendu visite à son ancien patron à l'hôpital. Cet asservissement sans fin… Oh, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça…
– Bernard, arrête de discuter.
– Attends, attends, ça m'intéresse. Continue.
– Je n'ai pas grand-chose à ajouter. C'est ce que je disais tout à l'heure. J'essaie de me tenir éloigné de l'actualité, de la politique, du barnum quotidien, du chantage à l'émotion… Pareil pour le fameux esprit de janvier, après les attentats. 
– Je vois pas le rapport.
– Cette communion officielle de tout un pays…
– Johnny, c'est un héros.
– C'est votre avis. Pas le mien.
– Mais fous-lui une bonne dérouillée !
– C'était quoi, pour toi, Johnny ?
– Pas grand-chose. 
– T'as des arguments ?
– Je pense qu'il s'est trouvé au bon endroit au bon moment, à l'époque de l'explosion du rock et de l'industrie de la musique. Si la mode avait alors été à la salsa, il aurait fait de la salsa. La France de ces années-là avait besoin d'une idole, comme il y avait les Beatles en Angleterre, l'industrie du disque en a fait un produit de magazines, Salut les copains, Paris-Match… Je comprends que ça ait fait illusion un temps, qu'il ait été une bête de scène, tout ce qu'on veut, mais c'était surtout un produit qui chantait ce qu'on lui disait de chanter, l'esprit azimuté avec les médocs, les drogues et l'alcool qu'il s'enfilait, un rebelle réac, une machine à faire du fric, et à en détourner. 
– T'es qui pour parler comme ça de Johnny ?
– Personne. Comme vous. Vous me demandez mon avis, je vous le donne. Maintenant, j'aimerais pouvoir boire ma bière tranquille. 
– Faut pas aller dans les bars si tu veux boire tranquille. Tu vas à la superette du coin, t'achètes ton pack, tu le remontes chez toi, et tu le bois tranquille devant ta téloche.
– Je n'ai pas de téloche, je vous l'ai dit.
– A qui tu vas faire croire ça ? J'ai jamais vu quelqu'un sans télé !
– Croyez ce que vous voulez. 
– Pourquoi tu m'as lu ce texte ?
– Vous savez ce qui m'agace – et encore, pas beaucoup… –, c'est de voir cette mobilisation orchestrée par l'Etat, cette mise en scène, le roitelet de pacotille faire applaudir son discours à la con, et savoir que lorsqu'on prévoit d'écraser le peuple à coups de réformes-dont-le-pays-a-besoin, il n'y a pas un dixième de cette foule dans les rues. Ce qui m'horripile, c'est de savoir qu'on met en prison un militant anti-fasciste après un procès expéditif, avec pour seules preuves la marque de son caleçon et la forme de son smartphone. Qu'on fasse entrer les mesures de l'état d'urgence dans la constitution, qu'on se soit installé dans un état policier, et que ça ne semble gêner personne, qu'on fasse d'un type qui a passé sa vie à arnaquer le fisc un héros national et que ce type aille se faire enterrer sur l'île des millionnaires comme un dernier bras d'honneur…
– T'as fini, là ?
– Non, je vais en reprendre une autre et j'aimerais, si ça ne vous dérange pas, la boire en paix.

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