mercredi 18 octobre 2017

Oublis instinctifs

Nous rencontrons un jour certaines personnes avec qui nous instaurons une relation pendant un moment, parfois des années, et puis la vie se charge de tourner la page, comme si nous étions de simples annonces publicitaires, nous fait prendre des directions opposées pour ne plus jamais faire se croiser nos chemins. Cela se produit constamment, au sein de toutes les villes et de toutes les couches. Arrive le jour où de ces personnes il ne nous reste pas même un vieux numéro de téléphone, parce que, en changeant de mobile, nous avons certainement pris la décision de les effacer de nos contacts. Parfois, c'est le contraire : nous ne possédons plus qu'un vieux numéro, enfoui sous des toiles d'araignée, mais après le biiip biiip biiip, notre appel ne mène à rien si ce n'est à un plus grand éloignement. Au lycée, je suis sorti avec une fille que j'ai perdue de vue lorsque je suis entré à l'université, mais curieusement, j'ai encore en tête le numéro de téléphone de ses parents. Nous avions de longues conversations, bien qu'aujourd'hui il ne reste rien de ces propos.
Parfois, on ne peut faire autrement, nous nous demandons ce que cette fille ou ce type sont devenus, ce qu'ils font, s'ils ont acheté une maison, s'ils sont locataires, parents, divorcés, s'ils ont contracté une maladie grave, s'ils passent leur temps à voyager ou s'ils gagnent 70 000 euros par an.
Par le plus pur des hasards, il y a trois semaines, dans le métro de Madrid, je suis tombé sur Estela, une fille avec qui j'étais en première année de fac. L'année suivante, elle a abandonné la philo et s'est inscrite en physique. Nous avons alors cessé de nous voir. Nous attendions le métro sur le quai de Príncipe de Vergara lorsqu'elle s'est mise à me dévisager, et lorsqu'elle a prononcé mon nom, lentement nous avons fini par nous reconnaître véritablement. Nous nous sommes donné quelques réponses qui ne nécessitaient pas de questions, et après avoir laissé passer un métro, elle m'a appris qu'elle était de passage à Madrid. Elle arrivait de Londres, où elle avait atterri après deux ans passés sur la Base antarctique Halley, une station de recherche britannique propriété du Royaume-Uni dans la mer de Weddell. Elle m'a expliqué quel type de boulot elle y faisait, et à quel point les jours passés dans un endroit aussi peu hospitalier étaient soumis à des routines intangibles, ennuyeuses, mais qu'elle avait savourées avec un enthousiasme presque juvénil, estimant qu'aucune hostilité ne pouvait l'ébranler.
Lorsque j'ai raconté être allé au bout de mes études de philo et avoir, dans la foulée, commencé à écrire dans des journaux, la conversation s'est voilée d'une certaine tristesse, même si, au moment où elle déclara que ma vie devait être passionnante, j'ai intérieurement éclaté de rire. Nous avons réalisé que nous allions être en retard, et pris la rame suivante. Nous avons voyagé ensemble le temps de quatre stations puis nous sommes donné une accolade chargée d'adieux.
En me dirigeant vers la sortie, j'ai inévitablement repensé à cette nouvelle fascinante de Jordi Puntí dans son dernier livre, Esto no es América, que j'avais lu quelques semaines auparavant lors d'un séjour en Catalogne. La Multiplication des pains et des poissons, c'est son titre, tourne autour de la rencontre du narrateur avec un vieil ami, Miquel Franquesa, sur la promenade en bord de mer à Barcelone. Ils ne se sont pas vus depuis trois ans, et beaucoup de choses ont changé, Miquel se faisant désormais appeler Mike, par exemple. Histoire de faire le point sur leurs vies, et puisqu'ils en ont le temps, ils entrent dans le premier restaurant. Miquel affirme qu'il s'est enfin sorti de sa dépendance au jeu, même s'il travaille actuellement dans un casino. Un beau jour, Franquesa a pensé que c'était le moment de changer complètement de vie. Et que le meilleur moyen de surmonter son addiction au jeu était de quitter Barcelone et de s'installer... à Las Vegas. Il a sous-loué son appartement, acheté un aller simple et quitté sa ville. C'est alors que commence le véritable récit, mais je n'en dirai pas plus si ce n'est que Punti est un putain d'écrivain !
Une fois dans la rue, je me suis demandé quelles étaient les chances pour que je retombe un jour sur Estela. Il n'y en avait certainement aucune. Cette rencontre dans le métro avait été un vrai miracle. Nous n'avions même pas échangé nos numéros de téléphone ou nos adresses électroniques. Nos vies se construisent également ainsi, reposant sur des oublis instinctifs, jusqu'au jour où, de manière impromptue, nous nous demandons ce qu'est devenue telle ou telle personne qui fit partie de notre vie.

Juan Tallón,  ¿ Dónde está la gente ?,
chronique parue dans El Progreso, traduction maison


2 commentaires:

  1. Merci pour cette traduction maison. Je ressens exactement ces sentiments mêlés quand on (re)tombe sur quelqu'un que l'on a soi-disant bien connu. A se demander si on l'a connu en vérité.

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    1. Heureusement, chère Sophie, avec les nouvelles technologies, et les amis virtuels, nous ne devrions plus connaître ce genre de désagrément...

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