samedi 26 août 2017

Le masque de ma normalité


J'ai un ami, j'en ai un vraiment, et il est vraiment mon ami, qui déteste le football autant que les boulettes à la polenta. Il l'a en aversion, il l'a en horreur, il l'exècre, il en a la nausée, il le vomit. Au début, j'ai pensé que c'était la conséquence d'un traumatisme d'enfance, qu'il avait été dispensé d'éducation physique, qu'il avait sûrement porté des lunettes, qu'il était toujours resté à l'ombre dans la cour de récréation, sous les marronniers, tandis que les autres, se démenant autour du ballon, transpiraient, sentaient mauvais : les choses habituelles, quoi.
Quand j'y pense, au collège, c'est le foot qui m'a sauvé de l'excommunion attendue. Le foot est devenu le masque de ma normalité ; les autres considéraient le pilier de l'équipe de la classe comme mon moi véritable et ils prenaient cet insupportable bon élève pour un malentendu. Ils m'ont pardonné de travailler assidûment, d'être premier de la classe et de ne pas être un « petit tambour »*, pire : même d'être inscrit au catéchisme, bien que, ce faisant, je sabordasse les statistiques. Moi, je n'ai rien perçu, je me contentais de jouer au foot (...)
Bref, ce jeu, j'y joue, même quand je ne fais que le regarder. Je ne le regarde jamais de l'extérieur. Je ne le regarde pas pour le voir, mais parce qu'il existe. Je ne succombe jamais à la tentation de considérer ce sport en intellectuel, ni même en homme sensé, si je le faisais, je verrais ce que mon ami voit – un peu moins –, cette grossièreté méprisable, ce vide culturel, ces terrifiants accoutrements culturels, l'inféodation aux lois de l'industrie du show-business, la corruption, les compensations sociales qui en font des délits, tout ce qui entoure le foot, pire, dirait mon ami en levant l'index sévèrement, qui en fait partie, tout ce qu'il génère, la violence coutumière des gradins, cette continuelle frustration, sans laquelle il n'y a pas de supporters. 
Bien entendu, quand votre vie est aussi intimement liée au foot, on ne peut pas être supporter. (...)

* sorte de scoutisme communiste


Péter Esterházy, Voyage au bout des seize mètres,
trad. Agnès Járfás

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