mardi 25 juillet 2017

Même les êtres les plus innocents


Le début des années 1960, heures sombres et glorieuses du franquisme, synonymes de modernité. L'Espagne est enfin entrée dans le XXe siècle, nous dit-on, sous la bénédiction de l'église et des grandes démocraties occidentales et à coup de plan Marshall, d'opérations immobilières, de développement touristique à outrance... Et de répression. La culture pop s'introduit ici aussi, bien qu'avec parcimonie. Et ce n'est peut-être pas un hasard si surgit dans le conservateur monde taurin un histrion inespéré appelé à devenir le torero le plus célèbre de tous les temps, Manuel Benítez Pérez, dit El Cordobés (le Cordouan). Fils de rien, orphelin de tout autant, Benítez a très jeune essayé d'échapper à la faim par la mendicité, le chapardage ou en faisant le maçon. Imitant ces sales gosses sales et sans le sou qui sautent dans l'arène avec une muleta de fortune, en espérant faire quelques passes devant les bêtes et le public, et que l'on nomme espontáneos, il est remarqué par son audace inouïe, pris en charge par un représentant véreux mais ayant le sens de la promotion et passera rapidement novillero (aspirant matador). 
En 1963, année que choisit Berta Vías Mahou pour débuter son récit, El Cordobés est une rock star, la vedette dont l'Espagne du boom économique a besoin, lien indispensable entre tradition et prétendu progrès. Mais l'auteure madrilène ne nous livre pas un portrait du fameux Cordouan. Ou bien alors en creux. Dans l'ombre. L'ombre de son double. Un pauvre type, un va-nu-pieds, un autre Andalou, qui n'a rien demandé à personne, ou presque, mais dont la ressemblance avec l'autre est plus que frappante. José Sáez se voit soudain propulsé dans la lumière et les paillettes, traverse le pays de long en large, est autorisé à flirter avec les plus belles filles tout en caressant l'espoir de sortir d'une misère humiliante...
Plus dure sera la chute. A travers l'histoire invraissemblable de l'Autre, entre manipulation du réel et comédie humaine, Vías Mahou revisite l'histoire de son pays, celle d'une certaine littérature, plaque un style percutant et entêtant sur ce qui, de loin, présente l'aspect d'une biographie, et cache une réflexion excitante sur la gloire et l'échec, talent et petits arrangements, l'envers des corps, vérités et mensonges. 
Les éditions Séguier ont eu la bonne idée de publier en français ce roman ayant obtenu en 2014 le Prix Torrente Ballester et qui sera proposé dans toutes les bonnes librairies, et d'autres, lors de l'affreuse prochaine rentrée littéraire. On y reviendra certainement. En attendant, ci-dessous, un premier extrait et deux chansons de l'ami Bambino.


Nous nous sommes arrêtés à un feu qui venait de passer au rouge et, collée à nous, il y avait une Seat 600 blanche remplie d’enfants. En les observant attentivement, j’ai remarqué l’un d’eux, qui devait avoir cinq ans, coiffé d’une casquette à visière en vernis noir et portant un costume de flanelle gris avec des insignes dorés sur le col et des rangées de boutons également en or. Les losanges rouges avec les armoiries. Deux aigles en relief. Des galons sur les épaules… Le petit garçon s’est retourné, a levé les yeux et m’a vu porter la main sur la tempe pour effectuer le salut réglementaire. Fier de son déguisement, il m’a répondu avec un autre salut impeccable, la main finement gantée de blanc. Qu’il a l’air gentil, ai-je pensé en regardant la lumière qui brillait dans ces yeux marron.
Pourquoi, dès l’enfance, nous appliquons-nous à être ce que nous ne sommes pas ? Même les êtres les plus innocents en ce monde se révèlent être des imposteurs…
Berta Vías Mahou, Je suis l'Autre, éd. Séguier



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