vendredi 28 juillet 2017

La fatigue du dactylo




à Carl Weissner, 15 janvier 1979

J'espère que tu n'as pas encore commencé à traduire Women. John Martin et moi sommes dessus – je mantiens qu'il a trop injecté de son écriture dans le roman. Quelques pages ci-jointes pour le prouver. Je fais photographier le script d'origine et je te l'enverrai bientôt par courrier. John prétend qu'entre-temps je lui ai envoyé 100 pages de modifications. Quand il me les aura données je te les enverrai. J'ai vraiment l'impression qu'il a trop changé mon style, parfois même des phrases entières. C'est irrespectueux vis-à-vis de moi. Je n'ai rien contre de légères modifications de grammaire et l'harmonisation des temps, passé, présent, mais à trop foutre les phrases en l'air ça altère le flot naturel de mon écriture. Mon écriture est rêche et tranchante. J'aimerais qu'elle le reste, je ne veux pas qu'on l'adoucisse. Aussi, de larges sections du roman ont été supprimées. Quand tu auras l'ensemble du manuscrit tu pourras choisir ce que tu veux dégager ou non. De toute façon ton choix est réduit ; ça ne changera rien à la manière dont le roman se lit maintenant. 
John plaide l'innocence. Il va venir chez moi pour qu'on reprenne tout du début. Il m'a dit que parfois quand le dactylo était fatigué, ça lui arrivait de rajouter des mots à lui. Son dactylo devait vraiment être claqué. 
En tous cas les pièces jointes montrent de légères modifications qui n'étaient pas dans le script original que j'ai entre les mains. J'espère que tu n'as pas commencé à le traduire. J'ai demandé à John : « Est-ce que tu aurais fait ça à William Faulkner ? » Il aurait certainement pas fait ça à un prof de fac, encore moins à Creeley, à qui il n'aurait même pas changé une virgule. Comme je viens des bas-fonds, du royaume des cloches, il doit penser que je ne sais pas vraiment ce que je fais. Mais instinctivement je le sais et il devrait s'en rendre compte. Tu l'imagines retoucher un Van Gogh ? Bon, merde...
Linda Lee et moi t'envoyons des ondes d'amour à toi, Mickey et Waltraut.

p.s. Je me demande ce que penseront les Frenchies et les Italiens ? On dirait qu'en plus des 100 pages de modifications, je vais devoir leur envoyer des copies du texte original par courrier. Maintenant c'est un bon roman mais j'ai le sentment que ça aurait été un roman superbe et déchaîné sans les rajouts lourdingues et les passages supprimés. A la place d'un truc immense qui aurait pu marquer les siècles à venir, il faudra se contenter de cette version ratatinée et biberonnée au lait...

Charles Bukowski, Sur l'écriture, Au Diable Vauvert,
à paraître le 14 septembre, trad. Romain Monnery
(

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire