lundi 8 août 2016

La petite Lili est partie



Cette journée de merde est sur le point de prendre fin. Enfin. Elle n'a été illuminée que par la réception tant attendue du livre d'un ami. Mes soins sont à peine terminés que des miaulements insistants se font entendre derrière la porte de la chambre, surgit la voix de ma douce et de timides coups à la porte. Comme à son habitude, Lili exige que je la laisse entrer et la musique en provenance de l'ordinateur m'a certainement rendu sourd à sa demande. Depuis l'opération, elle se montre encore plus présente, vient me retrouver dès que je m'allonge, met son moteur en marche et s'étale de tout son long et mince corps attendant les caresses. Cette chatte de gouttière est l'un des membres de la famille recomposée il y a bientôt trois ans. Je l'avais auparavant fréquentée quelques mois et elle m'avait rapidement adopté. Elle vient régulièrement, mais surtout quand ça lui chante, sur notre lit. Elle y a passé une bonne partie des nuits de cet hiver, souvent sur mes pieds ou entre mes mollets. Elle aime particulièrement lorsqu'on lit au lit. Et de préférence seul. Elle avance lentement, déclenche le moteur du ronronnement, frotte sa tête contre les pages du livre avant de s'installer sur notre poitrine, faisant ainsi écran entre le texte et nous. Depuis quelque temps, je lui barre ce chemin lui attribuant une place sur le côté, contre moi, sa tête venant se lover avec plaisir dans le creux de mon coude. Elle quitte généralement cette place dès qu'elle entend ma compagne monter les marches qui la conduisent à la chambre. Elle s'installe alors sur le tapis ou sur les étagères de vêtements qu'elle constelle de poils. 
Je m'apprête à passer trois semaines seul avec elle tandis que ma compagne, sa fille et le chien filent vers le sud.
Mais ce soir, ma compagne monte avec elle et je m'étonne de la découvrir le chat dans les bras, affolée. Elle vient de la retrouver devant la maison, les pattes arrière inertes, la douleur dans ces miaulements incessants. Lili a pris l'habitude de sortir. Elle se balade un moment puis revient manger, faire ses besoins, dormir. Elle attend souvent que je descende dans la nuit ou au petit matin, victime d'une insomnie, pour se manifester. Il lui est arrivé de rentrer éclopée, suite à une bagarre avec le chat du voisin. Pas grand-chose. Rien à voir avec ce soir. L'angoisse me saisit comme elle le ferait si la maison s'écroulait. Il est évident que la petite bête souffre terriblement. Nous la couchons sur le lit, entourée d'une serviette de bain. Elle se tortille désespérément ne pouvant bouger que le haut de son corps, gueule, voudrait tout casser, demande pitié. Je manque crier avec elle. Mais il faut se ressaisir immédiatement et agir sans plus attendre. Je cherche sur la toile le numéro des urgences vétérinaires. La préposée à l'accueil du service entend les miaulements de douleur et se démène pour me donner une réponse rapide, mais ne peut finalement m'assurer l'arrivée d'un véto avant deux bonnes heures. C'est à nous de nous déplacer, tâche difficile dans mon état et dans celui de Lili. Je joins une clinique vétérinaire à Vincennes, la ville voisine. Ils ont un service de nuit, peuvent y faire une radio, l'hospitaliser. Il n'est pas question de prendre le scooter qui m'est interdit. Nous n'avons pas de voiture et je pense à mon frère qui est passé dans l'après-midi pour une séance bricolage. Il ne répond pas. A 22h45, il doit déjà être au lit ou en train de coucher ses enfants. Il me rappelle, je lui explique, et il pense être là dans une demi-heure. Ce délai me paraît extrêmement long au regard de la souffrance de Lili. Je cherche le numéro de la station de taxis la plus proche. Impossible d'y voir clair dans les résultats commerciaux affichés sur l'écran. Je me souviens alors d'un service proposé par mon opérateur sur mon vieux téléphone. Ça me prend un moment avant de retrouver cette rubrique dont je ne me sers jamais. On nous promet un taxi dans 11 minutes. On ne gagne qu'un quart d'heure. Mais ces minutes sauveront peut-être Lili.
Comment la transporter ? Dans la serviette ? Elle a déjà mordu un doigt de ma compagne qui pisse le sang. Je file chercher sa caisse. Mais comment la faire y entrer ? J'approche la caisse de Lili et elle y précipite d'elle-même l'avant, reste à faire délicatement entrer la partie paralysée. Le temps de descendre, prendre les papiers, avaler un verre d'eau, le taxi est déjà là. C'est un de ces Djihadistes potentiels si j'en crois les médias. Il comprend pourtant rapidement ce dont il s'agit et se montre bien aimable. Il me demande si je connais le chemin ou s'il faut qu'il entre la destination sur son GPS pour se laisser guide. Je ferai office de GPS. A l'ancienne. Il connaît mal le coin bien que domicilié dans la ville juste au-dessus de la nôtre.  C'est sa première course de la nuit. Il nous confie avoir eu du mal à se décider à aller au boulot. Il dit ça pour expliquer son démarrage trop hâtif à un feu rouge. Par la fenêtre de la voiture, filent les rues et les questions dans nos têtes.
Lili a été renversée dans la rue. Mais comment a-t-elle fait pour se retrouver devant notre porte ? A-t-elle trouvé la force de ramper jusque là ? Y a-t-elle été déposée par quelqu'un ? Ce quelqu'un sait donc que Lili est notre chat ? Et je pense forcément au dîner de la veille pour l'anniversaire de ma belle-mère. Le frère de ma compagne se montrait un peu effrayé à l'idée de voir Lili sortir dans la rue. Ce n'était pas tant les voitures qui l'inquiétaient sinon une pratique de plus en plus courante selon lui qui consiste à tabasser les chats. Les gamins désœuvrés et crétins en auraient fait un jeu, filmé par smartphone ou pas, certains enfermant l'animal dans un sac plastique pour des parties de foot macabres. Nous nous étions montrés sceptiques, relativisant le phénomène certainement limité à un ou deux imbéciles ayant trouvé sur les réseaux sociaux de quoi exprimer leur cruelle bêtise en attendant l'âge de plus grosses conneries. Et puis, Lili, malgré quelques bagarres l'ayant amochée, demande à retourner régulièrement dans la rue. Oui, on pense à tout cela, parfois entre nous, souvent pour nous seuls. Comme je tais la vision de la voiture de nos voisins, nos anciens propriétaires avec qui nous sommes officiellement en conflit, réapparue ce soir à vingt mètres de chez nous. Une de ces coïncidences dont on se serait sans peine passé.
Nous arrivons sur place et je fouille mes poches pour régler la course. Ne cherchez pas, me dit le terroriste, je ne vous prends rien, c'est ma contribution pour essayer de sauver le chat. Une de ces ruses pour faire diversion certainement, mais dans l'émotion du moment, on est presque tenté de l'embrasser. Et déjà les pleurs de Lili nous font traverser l'avenue vers les lumières de la clinique vétérinaire.
Le type penaud de l'accueil m'exaspère immédiatement. Enrobé dans son rôle, il tranquilise les maîtres d'animaux malades à coup de mots rassurants, faussement consolateurs, tics de langage de notre époque Y'a pas de soucis. Deux femmes âgées repartent lentement les mains pleines de médicaments et leur toutou sauvé. Puis, c'est le tour d'une femme pleurant son lapin qu'elle vient incinérer. Après une dizaine de minutes et de cris incessants de Lili, nous nous présentons et le gars se souvient de mon appel. Le vétérinaire va venir. Y-a-t-il un moyen de calmer la douleur en attendant ? Le
vétérinaire va venir. Un type débarque. Son chien vient d'être opéré. Il vient le voir. C'est la même race que le nôtre, aussi, entre hommes perdus, nous engageons la conversation. Son visage s'illumine bien que ce soit la fin. Une récidive de cancer. Il est conduit vers la salle où se trouve son chien mourant. Puis, le véto vient nous chercher. C'est le sosie de Y'a pas de soucis, son grand frère. On pénètre dans un cabinet surchauffé. La clim a lâché. On entrouvre la porte tout en expliquant la situation. Il est décidé de démonter la caisse pour ne pas risquer d'aggraver le mal. L'auscultation ne laisse présager rien de bon. L'arrière train est effectivement paralysé, et la douleur, dernier élément à disparaître en cas de traumatisme, est absente à cet endroit. La respiration de Lili est difficile et laisse augurer le pire, une poche d'air dans la cage thoracique certainement, un oedème. Il faut faire une radio pour vérifier si fracture ou fêlure il y a. Cela indiquera s'il existe une chance de la sauver.
Le cliché laisse de l'espoir. Le véto lentement nous expose ce qu'il envisage. L'état reste critique. Une hospitalisation sous morphine et assistance respiratoire est nécessaire. Le déréglement neurologique est récupérable mais ce sera long, une semaine environ. Les prochaines 24 ou 48 heures  seront décisives. L'autre solution, qu'il ne veut évoquer pour le moment, est l'euthanasie. Il estime qu'elle doit être rejetée tant qu'il existe un espoir de sauver Lili qui vient de le mordre à son tour, lui demandant peut-être d'en finir. La décision nous revient. Nous le suivons. A contrecoeur. Persuadés sans le dire que Lili ne s'en sortira pas. Il demande s'il peut nous appeler dans la nuit au cas où l'état empire. Nous avons pour habitude d'éteindre les portables en nous couchant, parfois bien avant. Et il n'y a pas de téléphone dans la chambre. Mais bien entendu, il peut nous laisser un message. Il se lance alors dans la rédaction d'un devis type. Une facture élevée pour nos finances déjà grevées par les frais de la procédure judiciaire que nous venons d'enclencher et alimentées par de très faibles revenus.
Il nous faut repartir la caisse vide et le cœur affaibli. Il est plus de minuit. Mon frère prend des nouvelles. On trouve un taxi qui tique immédiatement sur la caisse du chat. Nous le rassurons sur l'absence de l'animal. Ce connard nous aurait laissé tomber à l'aller, ou nous aurait facturé le voyage avec supplément et rétrosurveillance constante.
Avant de regagner la chambre qui me paraîtra bien vide sans Lili, je laisse le portable allumé. Nous dormons mal, le moindre bruit dans la maison est synonyme d'absence et au matin, nous trouvons le message annonçant la mort du petit chat, vers 3h00. Elle n'a pas survécu aux problèmes respiratoires malgré toutes les tentatives du véto qui nous souhaite courage. La journée est lourde de silence, tristesse et regrets. Reviennent ces voix entendues devant la porte peu avant la malheureuse découverte d'une Lili blessée. Je rate la préparation des repas. Nous manquons de concentration et d'envie devant un film, une comédie musicale pourtant, et arrêtons le DVD.
Nous avons convenu d'attendre le lendemain pour annoncer la triste nouvelle à ma belle-fille. Elle sera là maintenant d'une minute à l'autre.


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