samedi 7 avril 2018

Lourdeur des hommes




- Carrément ?
- Carrément quoi ? Qu'y a-t-il d'étonnant ? J'ai toujours un livre dans la poche si je dois prendre le métro...
- Oui, mais Céline !...
- Ah, c'est ça ?...
- Déjà qu'avec ta coupe, tu fais limite facho...
- Tu sais que toi, avec tes propos, tu fais limite crétinos ?
- Je me suis toujours dit que tu allais finir comme lui, isolé de tous, entouré de tes chats, tes chiens, méprisant l'humanité entière...
- Ça se confirme...
- Que j'avais vu juste ?
- Non. Le limite crétinos. Certes, on se retrouve au bistrot mais de là à ne tenir que des propos de comptoir...
- Je suis sûr que t'étais pour la publication de ses pamphlets, toi…
- Oh, non, pas ça ! Que les hommes sont lourds…
- Je pensais que tu me citerais Voltaire…
- Tu sais comment elle se traduit, la censure aujourd'hui ? Par ces milliers d'ouvrages insipides qui inondent les librairies, de toute sorte, de toute taille, de tous pays, et plus nauséabonds les uns que les autres. Si Gallimard veut faire le buzz et du blé avec ces pamphlets, grotesques pour ce que j'en sais, ça ne dénotera pas trop. Et puis, ces textes circulent sur internet, c'est mieux qu'ils restent là, sans appareil critique, par les temps qui courent ?  C'est étrange, à la mort de Pierre Otchakovsky-Laurens…
- Otcha qui ?
-
Pierre Otchakovsky-Laurens, fondateur des éditions P.O.L.
- Ah oui, celui qui est mort dans un accident de la route ?
- Tu as vu cette unanimité ? Tout le monde a oublié qu'il avait été l'éditeur de Richard Millet ou de Renaud Camus… Etrange, ça n'a dérangé personne.
Tu sais, avant ce livre, j'ai lu une sélection en Folio des lettres de Céline à la NRF, un régal. Ces enflures d'éditeurs, pas un pour rattraper l'autre. Les mêmes aujourd'hui qu'hier. Il le savait, Céline, que Gaston et sa descendance allaient se faire du fric sur son dos après sa mort. Et il essayait par tous les moyens de lui en soutirer de son vivant. C'est à mourir de rire et de honte.

- Ah oui, t'es à fond dedans !
- Pas à fond. Je lis des textes négligés jusqu'ici. J'ai lu Le Voyage quand j'avais 20 piges. Alors que je ne savais pas qui était Céline.
- Et alors ? Un choc ?
- Tous les qualificatifs qu'on pourra lui coller sont forcément fadasses. Et ça a déjà tellement été fait. Nous pourrions en parler des heures, nous manquerions l'essentiel. Deux livres m'ont profondément marqué à cet âge-là : L'Idiot et Le Voyage. Des textes tellement denses, qui t'accompagnent sur la durée, tu n'es plus le même quand tu les refermes. Tiens, c'est une bonne définition de la littérature... Enfin… quand tu lis ça, tu sais que Foenkinos, Musso, Angot, Dugain, Beigbeder, et tous ces imposteurs, ça n'a rien à voir. Certes, ils font des bouquins, qui se vendent comme des petits pains ou le dernier smartphone, ils trustent les plateaux télé, les tribunes dans les journaux moribonds, mais ça n'a rien à voir avec la littérature.
- Mais quand même...
- Oui, je sais ce que tu vas dire. Moi aussi, j'ai dit et écrit des conneries sur Céline. Enfin, ce que tout le monde sait... Mais, comme tout le monde aussi, ou presque, je n'ai pas lu ces pamphlets, et n'en ai pas particulièrement envie. Le Voyage, je l'avais piqué à la Fnac quand j'étais à la fac. J'en ai piqué un ou deux autres, dont Entretiens avec le professeur Y et un ou deux numéros des Cahiers, lettres à des amis et à des femmes, je crois. Non seulement, je ne connaissais rien à l'auteur, mais surtout rien à la littérature...
- Je sais : il n'y avait pas de livres à la maison ...
- Mes parents étaient parfaitement illettrés, leur seule réussite. Tout juste savaient-ils écrire leur nom.
- Tu exagères, comme toujours.
- C'est vrai. Mon père faisait un effort : il lisait France-Soir. Et ma mère, France Dimanche. Une seule fois j'ai vu mon père un bouquin dans les mains. Chronique d'une mort annoncée, que je lui avais offert en espagnol à son anniversaire, peu avant le Prix Nobel et peu avant sa propre mort…
- Mais ta mère lit.
- Elle s'est mise à lire lorsqu'elle était malade. Je lui passais certains livres que je volais, ou lui faisais la lecture – Bove, Ramuz, Dubois, Fante… – lorsqu'elle n'avait pas assez de forces. Au lieu de l'aider avec le ménage, les courses… Tiens, d'ailleurs, j'y pense : L'Idiot est un livre acheté, offert à ma mère à un Noël, et que j'ai lu après elle. Mais elle a toujours préféré Tolstoï… Et Galdos, qu'elle a beaucoup lu…
- C'était quelle époque ?
- Années 80. La Fnac a été mon champ de bataille de prédilection. Je ne voulais pas être comme mes parents, avoir leur vie. Je savais, bien que dépourvu de la moindre ambition, et encore moins artistique, que je devais chercher dans les livres, le cinéma, la peinture, un moyen de m'en sortir. 

- Belle illusion…
- Curieusement, j'y repense, j'ai mis beaucoup de temps à relire un Dostoievski ou un Céline. Celui-ci pour des questions de morale stupide… C'est à cette époque également que j'ai découvert mes origines juives, remarque — ça a dû jouer…
- Toi, t'es juif ?!
- Origines, ai-je dit. Du côté de mon père. Et peut-être bien aussi, du côté de ma mère. Certainement des convertis. Ou des exilés. On retrouve mon patronyme en Amérique latine, en Afrique du nord, en Grèce, à Amsterdam, un rabbin, ami de Spinoza…
- N'importe quoi…
- Tout est vrai. Tu peux vérifier.

- Tu ne m'as jamais raconté ça…
- Tu vois, tu as encore plein de choses à découvrir en moi, mon chéri. C'est Bukowski qui m'a ramené à Céline, finalement… On en prend une dernière ?
- Mais quand même, lire un antisémite, ça ne te trouble pas ?
- C'est un fou… tout ce que tu veux… On le voit jouer son personnage, mettre en scène sa parano. Mais personne n'avait écrit comme lui auparavant. Et c'est aussi ça qu'on ne lui a pas pardonné. Ce qu'on oublie aussi, c'est que Le Voyage à sa parution a été qualifié de roman communiste. Il a même été traduit en russe par Aragon et Triolet. Tiens écoute ça, c'est deux potes, comme nous, qui discutent dans un café :


Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s’en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur Le Temps où c’était écrit. « Tiens, voilà un maître journal, Le Temps ! » qu’il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. « Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française ! – Elle en a bien besoin la race française, vu qu’elle n’existe pas ! » que j’ai répondu moi pour montrer que j’étais documenté, et du tac au tac.
« Si donc ! qu’il y en a une ! Et une belle de race ! qu’il insistait lui, et même que c’est la plus belle race du monde et bien cocu qui s’en dédit ! » Et puis, le voilà parti à m’engueuler. J’ai tenu ferme bien entendu.
« C’est pas vrai ! La race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis c’est ça les Français.
– Bardamu, qu’il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n’en dis pas de mal !…
– T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre… On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger… Pour des riens, il vous étrangle… C’est pas une vie…
– Il y a l’amour, Bardamu !
– Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! que je lui réponds.
– Parlons-en de toi ! T’es un anarchiste et puis voilà tout ! »

- C'est le côté anar de Céline qui m'attirait à cet âge-là. Et pacifiste. Il avait été blessé au front en 14, mutilé à 70%. Ça n'excuse rien, bien entendu, mais il faut parvenir à le lire sans a priori, et sans complaisance. C'est sans doute, que ça plaise ou pas, l'un des plus grands écrivains du XXe siècle.
- Carrément ?
- Carrément quoi encore ?
- Il faut que je le lise, alors ?
- Si tu n'as qu'un livre à lire avant de mourir, c'est Le Voyage. Un paratonnerre contre l'adversité.
- Quelle adversité ?
- La connerie, les analyses de comptoir, la vacuité de nos vies, la pensée molle, le politiquement korrek, le buzz, tous les Homais de notre temps… Allez, aboule le fric, paie ta tournée, il se fait tard.




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