lundi 3 octobre 2016

Ne touchez pas ce tiroir



Il faut vraiment que ça aille mal pour que, au cours d'une vie truffée d'erreurs et de quelques réussites, ne se présentent à nous deux ou trois occasions de commettre un délit. Il faut avoir les nerfs solides pour attendre le bon moment. Il est trop facile de se précipiter. Tout comme de repousser l'heure, en fait. Si nous n'y mettons pas un peu du nôtre, l'infraction passera sa vie à nous ignorer, quand bien même nous partagerions le même toit. Sa superbe est parfaite. Chaque fois que j'en ai eu l'opportunité, je me suis effondré comme ces bouts de cendre morte qu'une cigarette allumée pousse vers le néant. Rien ne me terrorise davantage que la perspective d'une perquisition de domicile. Je soupçonne de manière alambiquée que je pourrais survivre en prison avec un peu d'alcool, les coupes du monde de football et deux ou trois lettres que m'écriraient tous les mois une fille que je ne connaîtrais que de vue. En revanche, je sens monter la fièvre lorsque j'imagine les flics entrer un jour chez moi et fouiller mes tiroirs. 
Les infamies que vous avez pu commettre, sans parvenir à les faire disparaître, car il faut du courage pour cela, finissent toujours dans un de ces tiroirs impénétrables, à l'accès pourtant aisé. Vous savez que, rangées là, tout près, elles sont suffisamment éloignées de vous. Lorsque nous ne voulons plus entendre parler de quelque chose, il suffit de l'avoir à portée de main. C'est bien plus facile que de l'éliminer une bonne fois pour toutes. 
Personne ne devrait jamais fouiller vos tiroirs. Pas même vous. Ils contiennent un silence et le seul fait de penser qu'il ne peut être brisé m'aide à dormir la nuit. J'ai la chair de poule si je me mets dans la peau d'un criminel qu'on ramène chez lui les menottes aux poignets pour tout y retourner. Dans mes tiroirs, il y a des choses que je ne veux jamais retrouver comme des romans de jeunesse, des photos et certainement des lettres d'amour manuscrites. Je pourrais les détruire mais il faudrait pour cela que j'ouvre les tiroirs et souille le silence qu'il y règne. Je pense parfois aux ayants droit qui, dès le lendemain de la mort d'un écrivain, ouvrent les tiroirs à la recherche d'un manuscrit laissé dans l'ombre qu'ils agitent en espérant entendre le son d'une tirelire. 
Certaines expériences menées par d'autres sont parfois édifiantes. Lors d'un repas avec des collègues journalistes, à l'heure du digestif, quelqu'un dit que la plus grande erreur de sa vie fut d'ouvrir le tiroir d'une table de nuit. Nous étions tous stupéfaits, comme si Sophia Loren venait d'entrer dans la pièce. D'un geste sage, longuement étudié, un des convives demanda au serveur de nous remettre une tournée. C'est alors que notre ami nous raconta comment, il y a quelques années, il fut éperdument amoureux d'une collègue de travail qui ne s'en doutât jamais. Au bureau, il feignait l'indifférence mais de retour à la maison, il devenait fou de ne plus pouvoir admirer cette beauté. Une nuit, qui serait un peu longue à raconter, et qui de toute manière n'aurait aucun sens, ils se rerouvèrent chez elle. Ils baisèrent comme s'ils n'avaient à quoi se raccrocher, à la dérive pour ainsi dire. Le lendemain, samedi, elle devait se lever tôt pour aller déjeuner chez sa mère. Elle lui dit de prendre son temps avant de partir. Les yeux encore fermés, il l'entendit prendre sa douche, s'habiller puis quitter l'appartement. « Tu trouveras de tout dans le frigo », ajouta-t-elle en fermant la porte dans un bruit digne de la fin d'un roman de Tolstoï.
Les volets étaient entrouverts et il put, du lit, observer la pièce. La matinée s'annonçait langoureuse et il prit tout son temps pour se lever. Quand il le fit enfin, le plaisir semblait lui peser. Il s'assit sur le lit, cherchant ses pieds comme un idiot. Il ne put repousser une certaine curiosité pour les tiroirs de la table de nuit. Il ne pensait pas faire de découverte, pas même connaître d'elle quelque chose qu'il ne savait déjà, simplement la confirmation, comme dans un jeu, que nous gardons tous des choses ridicules, inutiles même, mais dont la possession en revanche révèle ce qu'est notre vie.
Au fond, il les ouvrit parce que tous les tiroirs sont les mêmes et que, d'une certaine manière, ils nous contiennent. La passion qu'il avait pour cette fille, façonnée depuis des mois à feu doux, se refroidit  soudain, en deux secondes, en découvrant, parmi ses culottes, une série de films dans lesquels femmes et chevaux maintenaient des relations sexuelles entre eux. Nous nous tournâmes tous vers le serveur, déconcertés, pour réclamer du regard de nouveaux gin-tonics. Nous ne savions s'il nous fallait en rire, comme le signe d'une certaine normalité, ou si, au contraire, nous devions être saisis d'effroi. Il était tellement amoureux de cette femme que, dès le lendemain de la nuit passée avec elle, il quitta son poste pour ne plus jamais la revoir.
Juan Tallón, Mientras haya bares,
Círculo de Tiza, Barcelone, 2016
traduction maison

2 commentaires:

  1. J'ai quelque peine à reconnaître Sophia Loren dans l'illustration.
    Ne s'agirait-il pas plutôt de Cyd Charisse ?
    jules

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    1. Effectivement, il y avait un piège, bravo Jules !
      En fait, les images n'illustrent pas le billet au pied de la lettre. Ce ne sont que des images, des rêves, des fantaisies... Portez-vous bien !

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