mercredi 4 mars 2015

Entrez, entrez, je vous en prie



J'aime recevoir des visites, même payantes. L'autre fois, par exemple, est venu à la maison un expert en charpenterie métallique. Je l'attendais depuis plus d'une semaine. J'avais préparé un ou deux sarcasmes sur le sérieux au travail et la ponctualité, mais au dernier moment, j'ai manqué de courage et je lui ai simplement demandé s'il avait envie d'un café ou d'une bière, boissons que justement je n'avais pas. Ce fils de pute a repoussé mon offre avec un non fracassant, quasiment un proparoxyton. Je n'avais pas entendu un tel rejet depuis le lycée, quand j'avais proposé à Alicia d'aller au cinéma et qu'elle me répondit : « Plutôt me couper les veines ! » 
J'ai consacré l'heure suivante à observer le technicien les mains dans les poches, histoire de bien faire comprendre qui était l'écrivain. Je ne craignais pas qu'il pense que ça faisait des mois que je cherchais une idée de roman, mais que rien ne surgissait. En réalité, c'est ce que j'étais également en train de penser. En revanche, le regarder s'activer était un vrai plaisir. Il maniait les outils avec une habilité médiévale, diabolique, si bien que je l'imaginais écrire un roman avec un cruciforme et une clé anglaise pour les chapitres les plus épineux. Il me faisait penser à René Lavand(1) quand il dessinait à la vitesse de la lumière, puis lentement, un de ses numéros de magie avec les cartes pour lesquels le truc, clairement, était exécuté avec l'aide du bras qui lui manquait depuis l'enfance. Il m'a toujours paru impensable que personne ne comprenne que son extrêmité amputée continuait à manoeuvrer dans l'ombre. 
Il arrive que la magie se passe de trucs et parvienne à s'imposer. Il y a quelques années, j'ai vécu une expérience similaire avec un livre de César Aira intitulé Le magicien. Son héros, Hans Chans, se rendait à une convention d'illusionnistes pour briguer le titre de meilleur magicien du monde. Pour cela, il bénéficiait d'un avantage irréductible : c'était un vrai mage, qui n'utilisait aucun truc. Il pouvait, à volonté, annuler les lois du monde physique, et faire en sorte qu'objets, animaux ou êtres humains, lui-même compris, disparaissent ou réapparaissent, se déplacent, se transforment, flottent en l'air, bref, fassent ce qu'il voulait. 
La méthode de travail du charpentier représentait, en fait, une variante de la littérature. N'importe quel professionnel, quand on s'y attend le moins, nous donne une leçon qui nous sera utile pour mieux écrire. Celui-ci travaillait chaque détail avec parcimonie, aimant chaque aspect de son travail, à la manière d'un Thomas Mann qui, afin d'approfondir la vraissemblance de ses personnages, allait jusqu'à en inventer la signature. 
Deux jours plus tard, en revanche, est arrivé le technicien pour la chaudière. Et les choses se sont passées tout autrement. Il n'a pas soigné un seul détail et il n'aurait même pas pu écrire le Quichotte, qui était pourtant déjà plus ou moins écrit. Ce que l'on appelle la première impression est tombée lourdement devant moi. En ouvrant la porte, j'ai remarqué avec ennui que le type avait une main dans la poche. S'il peut s'agir d'un geste prometteur chez un écrivain, il procure une certaine angoisse quand il concerne d'autres professions. Quand il est entré, je me suis penché à la porte au cas où son collègue serait resté à la traîne. « Je travaille tout seul », dit-il en remarquant mon geste. « On discute moins comme ça », ajouta-t-il. J'ai trouvé le raisonnement imparable et je me suis tu. Mes présages se sont confirmés quelques minutes plus tard, lorsqu'il a accepté un café au lait et, s'il vous plaît, trois cuillérées de sucre. A peine le travail repris, il me prévint qu'il lui manquait des outils et que la pièce qu'il avait apportée, en remplacement de l'ancienne, présentait un défaut. Je préfère ne pas continuer. C'était trop amusant.
Pour faire disparaître de ma bouche ce mauvais goût, j'ai décidé de rendre une visite à mon tour. J'ai pris rendez-vous à Madrid avec un journaliste à qui il arrive chaque jour deux ou trois choses chargées de littérature. Je lui en ai réclamé une, comme quelqu'un qui demande à boire. Il m'a raconté que la semaine dernière, on lui avait commandé la nécrologie d'un écrivain. Le résultat était concluant, mais doux, sans arêtes. Le papier pouvait presque rouler sur le sol de la salle de rédaction. En bon professionnel, il a demandé alors si la mort du protagoniste de l'obituaire était bien confirmée. « Eh bien, comment dire ?, nous en sommes quasiment sûrs », lui dit-on. Il a passé quelques coups de fil à plusieurs funérariums jusqu'à ce que dans l'un d'entre eux on lui affirme qu'il y avait quelques heures encore, ils avaient bien eu un homme portant le nom et le prénom de l'écrivain. Mon ami n'était pas satisfait de la réponse et se mit à la recherche d'une vraie confirmation. Il ne voulait pas appeler la famille. Il lui semblait inconvenant de demander : « Est-ce que Machin-chose est mort ? » Il a donc appelé un autre journal, dans lequel bossait un ami à qui le responsable des nécrologies dit qu'en effet il lui semblait que l'écrivain en question était mort. Cependant, mon ami, excellent journaliste, trouva une autre source lui confirmant le trépas de l'écrivain. Il passa un coup de fil au défunt. « Vu qu'il n'a pas décroché, j'ai estimé que les faits étaient avérés et on a publié la nécro. »

(1) magicien argentin et manchot (1928-2015)

 

Juan Tallón, chronique Restez bourrés,
trad. maison

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