jeudi 13 novembre 2014

Canicule démocratique

C'était l'été de la canicule. En partant en vacances, nous ne savions pas combien notre vie allait changer. Nous avions pris le train pour Madrid, comme bien souvent. Mais cette fois, au lieu d'aller dans la famille de mon père, nous nous sommes retrouvés dans un village à une trentaine de kilomètres de la capitale. Des amis de mes parents s'étaient installés depuis peu dans cette région. Quelques années auparavant, nous avions failli partir avec eux en Australie. Miguel voulait tenter sa chance dans ce pays en plein essor. Il avait convaincu mon père de le suivre. Les passeports étaient faits, les visas obtenus, mais au dernier moment, ma mère s'y était opposée. 
En 1976, Miguel, dit El Málaga, était revenu en Europe et avait ouvert un atelier de menuiserie à Ajalvir. Les gamins qui avaient appris l'anglais après le français devaient maintenant parler castillan toute la journée. A peine quelques jours après notre arrivée, Miguel a persuadé mon père que la vie était ailleurs qu'à Paris. Qu'il était temps de rentrer au pays. Le vieux Caudillo était mort et la société espagnole ne demandait qu'à exploser. On ne parlait pas encore de Movida. Dans le village voisin, un bar-resto, fermé depuis peu, était à louer. Miguel et mon père n'ont eu aucun mal à convaincre le vieux proprio, dit el Trapero (le chiffonier). Ma mère, un peu moins. Elle voyait venir l'embrouille. Un alcoolique, fils d'alcoolique, reprenant un estaminet de village, ça ne sentait pas bon. Elle avait raison.
Dans le bar, il y avait un flipper et un baby-foot. Et un jukebox, un truc que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Et dans cette machine, ce 45 tours. Les Stones, ma mère n'aimait pas que j'écoute ça. Des drogués infréquentables. Les Beatles, à la rigueur, mais les Stones… Evidemment, on écoutait ce disque en boucle. 



En découvrant ce clip aujourd'hui, je retrouve les senteurs de l'époque, notre torpeur face à un monde nouveau et ringard à nos yeux d'enfants, la folie qui flottait dans l'air à la veille des premières élections démocratiques depuis plus de 40 ans. On se faisait traiter de franchutes. Et il faudrait que je remette la main dessus, mais cette coupe de cheveux de Jagger, je crois qu'il existe une photo sur laquelle ma sœur a la même…
On allait au lycée français de Madrid. Un bus nous y emmenait vers 6h00 du matin, endormis. On prenait un petit-déjeuner dans un café de la Plaza Castilla avant de filer en cours. Ça coûtait un bras. Et comme l'avait prévu ma mère, le peu de fric ramassé était liquidé par mon père. On a dû arrêter notre scolarité peu après l'hiver. Ma mère a tenu tout juste un an à ce rythme, avant de tomber malade. Elle a failli y passer. On a repris le train pour Paris le jour de la mort d'Elvis. Elle a retrouvé son boulot de femme de ménage, et mon père, celui de maçon. Mon frère et moi, on a redoublé. Et ici, on se faisait traiter désormais d'espingouins. 
J'ai mis du temps avant de vraiment découvrir la très riche discographie de ces Anglais infréquentables – ma mère était devenue trop respectable après avoir frôlé la mort.

4 commentaires:

  1. Dans les seventiz, j'avais des amis qui habitaient Madrid et allaient au lycée français. Deux frères, deux aristos — enfin, second empire. À l'époque, j'étais à Biarritz. Un lycée papillon. Surf, shit & sun au programme, après — ou pendant — les cours. Mais ce lycée madrilène représentait pour moi un lieu supérieurement intéressant. Vingt ans plus tard je séjournerai à Madrid quelques jours pour y faire connaissance avec Soledad Ortega, la fille d'Ortega y Gasset, qui me donna accès à quelques archives de son Institut. Je ne sais pourquoi je vous raconte cela. Parce que je devine que vous êtes comme moi un membre de l'Internationale nostalgique. En revanche, votre anonymat me dérange un peu...

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  2. Cher Frédéric, j'allais au lycée français mais à 13 ans, j'étais au collège... Et, comme vous pouvez l'imaginer, je ne fréquentais pas les aristos, même second empire… Quant à l'anonymat, dès que l'on fonde le pays des hommes sentimentaux, je tombe le masque, promis !

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  3. Les Stones, et quelques autres, ont constitué le soundtrack de ma vie depuis 65-66... C'est vous dire..On a dû en partager des émotions sans le savoir, on doit en avoir des souvenirs même si pas en commun !
    Bonus track: vous me permettez de lire quelques lignes du cher Schiffter ... Joie. Merci.

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    1. Je ne sais ce qu'était le soundtrack de ma vie en 65-66 (j'avais 2-3 ans). L'émotion stonienne est venue bien plus tard, éternel décalé, au tout début des années 1990, avec une amoureuse allemande. Un fragment ici : http://nosconsolations.blogspot.fr/2015/11/ete-allemand.html

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